Atelier « tannage de peaux » : l’apport essentiel de l’archéologie expérimentale pour la compréhension des objets anciens
Identifier le procédé de tannage d’une peau sur un objet muséal n’est en rien aisé, sauf si l’on est, comme Theresa Emmerich Kamper, spécialiste de la question. Cette docteure en archéologie expérimentale de l’université d’Exeter a animé un atelier de tannage de peau en octobre 2021, assistée de Sabine Martin, doctorante en archéologie (université d’Exeter), et auquel plusieurs partenaires du projet CRoyAN ont pu participer. Équitable association de cours théoriques et pratiques autour des techniques de fabrication des peaux, cet atelier a permis aux participants de se familiariser avec la reconnaissance des procédés et le travail concret du tannage, ce traitement appliqué à une peau animale qui consiste à transformer cette matière putrescible en un matériau imputrescible.
Les mains dans la cervelle
Rien de mieux pour comprendre une technique de fabrication que de la pratiquer ! Et ce n’est pas un, mais trois modes de fabrication qui ont été abordés durant ces quatre jours : les peaux non tannées, tannées au végétal et tannées à la graisse, ou plus particulièrement, à la cervelle. Chacun de ces procédés pouvant prendre de quelques semaines à plusieurs mois, Theresa Emmerich Kamper avait apporté dans son camion plusieurs peaux de daim ou chevreuil préparées à différents stades pour que nous puissions pratiquer chaque étape.
La première étape, commune à tous les procédés, est celle de l’écharnage et de l’épilation qui consiste à éliminer mécaniquement de la peau les chairs restantes d’un côté et le poil de l’autre à l’aide d’un couteau émoussé, qui peut être en métal, ou de façon plus primitive, en os. Par la suite les procédés diffèrent selon les propriétés recherchées et l’utilisation qui sera faite de cette peau.
Pour une peau non tannée, celle-ci a simplement été tendue sur un cadre pour être séchée, et selon la finition souhaitée, un ponçage peut être réalisé avec une pierre ponce et/ou de la craie. Au final, nous obtenons un matériau clair, léger, plan et rigide tel un parchemin, mais qui est aussi très sensible à l’eau.
Pour le tannage au végétal, la peau, débarrassée de ses chairs et de ses poils, est immergée dans un bain d’eau chargé en tannins végétaux. Par le passé, on utilisait pour ces bains des fragments de végétaux, tels que des écorces d’arbres ou des feuilles, et le tannage pouvait ainsi prendre entre 12 et 18 mois pour être total, soit atteindre le cœur de la peau. De nos jours, comme cela a été expérimenté durant cet atelier, on utilise des extraits de tannins, c’est-à-dire uniquement les composés responsables du tannage, ce qui réduit à un mois cette étape cruciale. La peau est ensuite partiellement séchée avant d’être lubrifiée à l’aide d’huile végétale ou animale combinée à une action mécanique pour lui redonner de la souplesse. Nous obtenons ainsi un cuir brun, relativement dur et épais, conservant son grain (trous de follicules d’implantation des poils) et présentant une bonne résistance à l’eau.
2) Peau de cerf tannée au végétal et lubrifiée à l’aide d’huile végétale combinée à une action mécanique pour lui redonner sa souplesse
© Laurianne Robinet
Enfin pour le tannage à la graisse, Theresa Emmerich Kamper a montré l’importance, lors de l’étape d’épilation initiale, d’éliminer la couche de peau supérieure pour faciliter par la suite la pénétration de la graisse au cœur du matériau. La peau est alors travaillée dans un bain de cervelle émulsionnée dans l’eau, ce qui rend la peau lisse et soyeuse. Un travail mécanique important s’opère ensuite, tout d’abord pour éliminer l’eau retenue, par torsion puis à l’aide du couteau émoussé, puis pour l’assouplir en étirant la peau et en la frottant énergiquement sur un câble ou l’arête d’une pièce de bois. Nous obtenons alors une peau blanche incroyablement souple et élastique, qui peut par exemple être utilisée pour la confection de vêtements.
Pour accentuer sa stabilité dans le temps et sa résistance à l’eau, la peau peut être fumée, ce qui va lui donner une teinte allant du jaune au gris et une odeur assez particulière. Pour cela, Theresa Emmerich Kamper a formé un sac avec la peau produite et l’a placé sur la cheminée d’un petit poêle à bois, exposant chaque face de la peau durant une demi-heure aux fumées. Enfin, selon la finition voulue, la peau peut être teinte, comme cela a été fait à l’aide d’une solution de brou de noix pour donner une coloration brune au matériau.
© Laurianne Robinet
Les yeux sur la loupe binoculaire
Nous l’aurons compris, le travail de la peau laisse des empreintes, observables pour certaines à l’œil nu et pour d’autres sous loupe binoculaire. En effet, ces traces ont été catégorisées par Theresa Emmerich Kamper en différents critères, macroscopiques ou microscopiques, dont les valeurs définissent les procédés. Parmi les critères macroscopiques les plus discriminants figurent la couleur de la peau (une peau sombre aura très certainement subi un tannage végétal), l’étirabilité (une peau souple et élastique aura été tannée à la graisse, fat tan en anglais), la texture en surface (présence du grain ou pas), ou encore l’épaisseur (l’observation de la tranche offre des indices sur la pénétration des agents tannants). Les critères microscopiques consistent à observer l’aspect du tissu fibreux : compacité (l’agent tannant enrobe plus ou moins les fibres), orientation (la peau a été étirée dans un sens particulier et à un moment précis du procédé) ; ou encore l’aspect individuel des fibres : contour, lustre, translucidité, etc. Plus globalement, des traces d’outils peuvent aussi être révélatrices, la peau pouvant être écharnée à sec ou humide, laissant des indentations plus ou moins visibles.
La méthodologie développée par Theresa Emmerich Kamper permet donc de retrouver avec tous ces indices le mode de tannage d’une peau. Les choses se compliquent lorsque nous sommes face à des objets ouvragés et anciens comme un sac, un manteau ou encore des mocassins. L’accès au revers de la peau n’est pas toujours possible si par exemple l’objet a été doublé, ou si la fourrure a été conservée. Des traitements de surface comme une peinture ou une teinture peuvent également gêner l’identification du mode de tannage. Enfin le parcours des objets peut également perturber l’analyse visuelle : étant pour une grande majorité des éléments du quotidien, ils ont été portés, usés, et ont depuis leur arrivée dans les collections muséales évolué en fonction de leur environnement de conservation : l’état de la peau est donc un facteur notable à prendre en compte pour une identification du mode de tannage mis en œuvre. Theresa Emmerich Kamper tient d’ailleurs compte de ce critère : plusieurs de ses peaux tannées ont été transformées en vêtements qu’elle porte fréquemment afin d’étudier l’impact d’une usure naturelle.
Au terme de ces quatre journées mémorables, nous avons pu apprécier dans le détail les spécificités de chacun de ces procédés et les propriétés particulières qu’ils confèrent aux peaux. Cela fut aussi l’opportunité de collecter des échantillons de référence à chacune des étapes de la fabrication pour pouvoir développer des techniques d’analyse en laboratoire et ainsi mieux caractériser les méthodes anciennes de fabrication utilisées pour la confection des objets au sein des collections patrimoniales.
Les auteurs
Ressources
Emmerich Kamper, Theresa, Determining Prehistoric Skin Processing Technologies The Macro and Microscopic Characteristics of Experimental Samples. Sidestone Press, 2020.
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