Les défis de la documentation des collections
Documenter les objets autochtones conservés dans les collections de musées est un exercice fascinant et stimulant. Il peut aussi s’avérer frustrant lorsque les informations qui leur ont été associées sont trop lacunaires, rendant la compréhension et l’interprétation des chercheurs difficiles. À eux alors de trouver de nouvelles sources archivistiques, croiser les informations disponibles, favoriser les études comparatives et les approches multidisciplinaires afin de surmonter ces manques initiaux pour ainsi réussir à faire parler ces silences.
Les collections du musée du quai Branly – Jacques Chirac, héritées du musée de l’Homme et d’autres institutions publiques françaises, sont aussi concernées par cet état de fait. Bien que les collections royales de France qui y sont conservées aient fait l’objet d’une recherche accrue depuis une vingtaine d’années, divers aspects de l’histoire et de l’origine des objets qui les constituent restent malgré tout méconnus à ce jour.
Cette absence de documentation s’explique par le fait que ces collections sont très anciennes, qu’elles proviennent de multiples sources, qu’elles changèrent plusieurs fois de mains au fil du temps et que trop souvent, les premiers collectionneurs ne documentèrent pas adéquatement ou suffisamment les objets qu’ils envoyèrent ou emportèrent avec eux en Europe. À bien des égards, cette information parcellaire est le témoin de l'histoire des objets, des conditions de leur collecte, de la manière dont on les a traités et du regard qu’on leur a porté.
Même lorsque de l’information est rattachée aux objets, il faut faire preuve d’une grande prudence avant de la diffuser, en la questionnant rigoureusement et en la croisant avec d’autres sources. Cette prudence requise s’explique notamment par le simple fait que cette information a été colligée et rédigée selon l'esprit de son époque.
Les premiers collectionneurs et conservateurs ont classifié ces objets selon leurs propres catégories sémantiques et conceptions du monde, et selon la connaissance qu’ils avaient à l’époque des peuples autochtones d’Amérique, laquelle ne pouvait être que partielle et partiale. Quelles connaissances avait-on réellement de la profonde richesse de ces cultures au moment où l’on amassait leurs objets comme reliques de peuples appelés à disparaître ? De plus, certains objets peuvent-ils avoir été associés à des personnages ou événements historiques connus dans le but précis d’intensifier leur importance… et donc leur conférer une plus grande valeur monétaire au moment de négocier leur vente ?
Les musées qui conservent les précieux objets du passé sont des lieux de constitution et de conservation de collections, mais ce sont aussi des lieux de création et de diffusion de connaissances. L'interprétation et la documentation des objets sont donc des aspects fondamentaux du travail muséologique. Les conservateurs sont d’ailleurs invités à fournir et rendre publiques les provenances, origines culturelles, usages, significations, etc. des objets, aussi difficile que soit parfois la tâche. Or, une interprétation erronée n’est pas anodine puisqu’elle aura le plus souvent des conséquences sur notre compréhension de l'objet et de la culture qui y est associée pour les années à venir.
Certains auteurs ont fait preuve d’un peu trop d’audace en proposant des interprétations qui n'étaient pas suffisamment documentées. Un exemple d’attribution excessive est fournie par l’historien Fernand Braudel dans son ouvrage Le monde de Jacques Cartier (1984). Il identifie une paire de mocassins qui aurait été rapportée pour le roi François Ier par le célèbre navigateur Jacques Cartier, premier explorateur français du golfe du fleuve Saint-Laurent en 1534, qui donne à ce territoire le nom de « Canada » en reprenant le mot iroquoien kanata, signifiant « village ». Pourtant, aucune documentation ne permet d’étayer cette attribution. De même, dans l’inventaire du musée de l’Homme, tout une série de peaux peintes a été associée de manière hypothétique au père Jacques Marquette, un missionnaire jésuite français ayant exploré le Centre-Nord du territoire actuel des États-Unis dans les années 1673-1674.
L’un des cas les plus connus pour les collections royales françaises d’Amérique du Nord reste néanmoins celui du collier de wampum dit “des quatre nations huronnes”, faussement associé dans les années 1980 à Samuel de Champlain, le « fondateur de la Nouvelle-France ». S’il aurait été intéressant de garder un objet mémoriel de l’alliance fondatrice forgée en 1611 entre les Hurons-wendat et Champlain, l’apparence des perles et du wampum en général, le silence de Champlain à son égard et la façon dont cette interprétation erronée s’est développée nous font croire que le Français n’a jamais vu ni touché ce wampum. Avant que l’information ne soit démentie en 2008, elle a été répétée, publiée et diffusée sans que personne ne prenne le temps de la remettre en question.
En fouillant les archives de toutes sortes (écrites, orales, iconographiques) et en combinant les méthodologies de recherche et les approches disciplinaires, il est à souhaiter que ces précieux objets, qui témoignent de la rencontre de deux mondes, soient enfin mieux compris.
Les auteurs
Ressources
- Jonathan Lainey, « Le prétendu wampum offert à Champlain et l’interprétation des objets muséifiés », Revue d’histoire de l’Amérique française, vol. 61(3-4), 2008, p. 397-424.
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